Chapitre XV
Le mois de novembre touchait à son terme, et le froid ne cessait de s’intensifier. Un soir, Jeremy, encore plus débraillé qu’à l’ordinaire, trouva Cassandra, Andrew et Nicholas en grande conversation à la table du dîner, si passionnés qu’ils en oubliaient de manger. Le journaliste passait de plus en plus de temps au manoir, y écrivant même parfois ses articles. Il faut dire que la chère y était excellente : la qualité et la diversité de la nourriture servie chez Cassandra étaient une source d’émerveillement perpétuel pour Jeremy, qui le changeait agréablement des modestes repas auxquels le condamnaient d’habitude ses cent cinquante livres de revenu annuel. L’air épuisé, il se servit un verre de bordeaux.
— Que se passe-t-il ? Pourquoi cette agitation ?
— L’affaire prend une tournure insolite, annonça Andrew d’un air guilleret.
Cassandra pinça les lèvres et lui jeta un regard réprobateur qu’il feignit de ne pas remarquer.
— Que voulez-vous dire ? demanda Jeremy.
Andrew murmura d’un ton faussement confidentiel :
— Des rumeurs étranges courent dans le manoir…
— Des rumeurs ?
— Il semblerait, d’après les domestiques, que Lord Ashcroft ait passé la nuit avec le prisonnier, expliqua-t-il, l’air ravi. Et ce ne serait pas la première fois.
— Pourquoi diable aurait-il commis une telle folie ? s’exclama Jeremy, interloqué. Aurait-il donc envie de mourir ?
Puis, comprenant subitement ce que sous-entendait Andrew :
— Vous ne voulez pas dire…, souffla-t-il, les yeux écarquillés de stupeur.
Le sourire d’Andrew s’épanouit.
— Si, c’est exactement ce que je veux dire.
Jeremy pâlit. Il resta un long moment silencieux, abasourdi, avant de reprendre enfin la parole d’une voix vibrante d’indignation.
— Des actes contre nature… c’est affreux… ignoble… infâme… Jamais je n’aurais cru que Lord Ashcroft était ce genre d’homme, s’écria-t-il, scandalisé.
— Il ne l’est pas, trancha Cassandra d’un ton qui fit baisser la température de la salle à manger de plusieurs degrés. Il doit y avoir une raison logique à son comportement. Nul besoin d’aller chercher des explications scabreuses. Et je ne vois pas pourquoi cette situation t’amuse tant, Andrew ! Cesse de sourire niaisement !
— Les circonstances paraissent pourtant très claires, répondit l’intéressé sans se démonter. Serais-tu jalouse ? ajouta-t-il, sarcastique.
Cassandra le foudroya du regard.
— Bien sûr que non, mais je refuse qu’on calomnie Julian sous mon toit.
Nicholas paraissait soucieux.
— Ne tirons pas de conclusions hâtives. Il faudrait interroger Lord Ashcroft pour savoir exactement ce qu’il en est. Nous ne pouvons nous fier aux ragots des domestiques.
Jeremy, qui semblait s’être remis de ses émotions, affichait une mine songeuse.
— Réflexion faite… cette idée n’est pas si improbable. En tout cas, elle expliquerait l’attitude étrange de Lord Ashcroft au cours des dernières semaines. Rappelez-vous comme il devenait bizarre chaque fois qu’on évoquait ce criminel. Et la façon dont il a insisté pour le voir en tête à tête quand il s’est constitué prisonnier…
— Oh, mon Dieu ! s’exclama Cassandra, désemparée.
La jeune femme, qui commençait sérieusement à s’inquiéter, fit un effort sur elle-même pour recouvrer son habituel sang-froid.
— S’il a pactisé avec l’ennemi, nous devons le savoir, ajouta Jeremy d’un ton virulent. Peut-être n’est-il plus digne de notre confiance désormais…
— C’est ridicule, riposta sèchement Cassandra. Je parlerai à Julian dès que possible et tirerai cette histoire au clair. Tout ceci n’est qu’un regrettable malentendu.
C’est ce moment précis que choisit l’intéressé pour pénétrer dans la salle à manger, annoncé par le majordome. Aux regards brûlants de curiosité qui convergèrent aussitôt vers lui, Julian comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal, ce qui ne l’empêcha pas d’aller tranquillement s’asseoir au bout de la table comme si de rien n’était.
Un silence pesant s’était abattu sur la pièce. Personne ne savait, naturellement, comment aborder un sujet aussi délicat avec Lord Ashcroft sans susciter sa gêne ou sa colère.
Ce fut Cassandra qui se décida – d’assez mauvaise grâce il est vrai – à prendre la situation en main.
— Je dois vous parler, Julian, dit-elle brusquement en se levant. En privé.
— Tout de suite ? demanda-t-il, un peu surpris.
— Oui, s’il vous plaît.
Bien qu’étonné par cette requête impromptue, Julian acquiesça et la suivit dans son bureau à l’étage où ils s’assirent de part et d’autre de la longue table de noyer.
Cassandra avait résolu d’être directe, mais ce n’était pas si simple. Elle ne se souvenait pas avoir jamais connu une situation aussi embarrassante. Julian, partagé entre curiosité et inquiétude, ne la quittait pas des yeux, et cet examen ne faisait qu’accroître son malaise. Le silence devenant insupportable, elle se jeta enfin à l’eau.
— Quelle est exactement la nature de vos relations avec l’assassin du Cercle du Phénix ? interrogea-t-elle d’un ton abrupt.
Julian tressaillit, mais soutint son regard. Puis il baissa les yeux et un léger sourire éclaira son visage.
— J’ai l’impression que vous connaissez déjà la réponse à cette question. Je suppose que nous ne pouvions garder éternellement le secret…
Le souffle coupé, Cassandra demeura pantoise. Ces paroles, qui ressemblaient fort à un aveu, confirmaient ses pires soupçons.
— Alors vous êtes…
— Amants, oui, répondit Julian avec calme en la fixant de nouveau dans les yeux.
Cassandra tressaillit à son tour. Elle s’était attendue à une tentative de dissimulation de la part de son ami. Tant de franchise la choquait et la déconcertait à la fois.
— J’ignorais… que vous aviez ce genre de penchants… murmura-t-elle d’un ton indécis.
— Moi aussi, jusqu’à ce que je le rencontre !
Julian paraissait beaucoup s’amuser à présent.
— Je pensais que vous aimiez les femmes…, souffla Cassandra qui était bien placée pour le savoir.
— C’est vrai, mais je l’aime encore plus, lui. Pour moi, il est une évidence, ajouta-t-il très bas.
— Je vois, dit lentement Cassandra. Je présume que vos sentiments sont… sérieux.
— Ils le sont, en effet.
Il redevint grave tout à coup.
— Je sais que tout cela n’a aucun sens de prime abord, mais quand je l’ai rencontré la première fois… c’était extraordinaire… oui, vraiment extraordinaire… J’ai su immédiatement qu’il occuperait une place essentielle dans ma vie. Un regard a suffi pour instaurer entre nous un lien unique, et par la suite, je ne suis jamais parvenu à le chasser de mes pensées…
Un large sourire illuminait son visage à l’évocation du garçon aux cheveux blancs, ce qui ne manqua pas d’effrayer Cassandra.
— Vous paraissez heureux lorsque vous parlez de lui…
— Oui, je ne me suis pas senti aussi bien depuis…
— Depuis Aerith ? l’interrompit la jeune femme d’un ton plus sec qu’il n’était strictement nécessaire.
Julian pâlit et vacilla sous la violence du coup. Son expression se durcit, et Cassandra comprit qu’elle avait rouvert une vieille blessure. Une blessure qui n’avait sans doute jamais complètement cicatrisé.
Au prix d’un immense effort, Julian parvint à rester calme. Il n’y avait pas si longtemps, il serait sorti de ses gonds à l’évocation de son épouse, mais aujourd’hui, il réussissait à se maîtriser.
— Ne me parlez pas d’elle, enjoignit-il d’un ton glacial. Ce que je vis en ce moment est très différent. Je ne commettrai pas deux fois la même erreur.
— Elle vous a trahi, Julian, insista son amie, comme ce garçon a toutes les chances de le faire. Vous ne devez pas lui faire confiance aveuglément. Regardez les choses en face, vous ne pouviez choisir plus mauvais parti !
Le lord se leva, furieux.
— Je ne suis pas stupide, Cassandra ! Croyez-vous que je n’aie pas envisagé la possibilité d’être manipulé et abusé une nouvelle fois ? Bien sûr que si ! Je n’ai cessé d’y penser durant les dernières semaines, mais…
Sa voix se brisa.
— … je veux croire en lui… Je veux de nouveau tenter ma chance…
Il se tourna vers la fenêtre, le regard perdu dans le vague, et appuya son front contre le linteau.
— J’ai aimé Aerith comme un fou, au point de ne rien voir, de ne rien entendre, de ne rien comprendre. J’étais jeune et stupide, aveuglé par ma passion. Après notre séparation, je me suis tout à coup trouvé plongé dans une nuit effroyable. Une nuit sans étoiles, peuplée de cauchemars. L’ancien Julian était mort ; Aerith l’avait assassiné. Et pourtant, je ne cessais de penser à elle. Son image m’obsédait, me torturait. Il ne se passait pas un seul instant sans que ne défilent dans ma mémoire les moindres détails de cette comédie qu’a été notre mariage. J’étais au bord du gouffre ; si Laura n’avait pas été là, je ne sais pas si j’aurais trouvé le courage de continuer à vivre. Je croyais que je ne serais plus jamais capable d’aimer. J’avais tort… Mes sentiments pour ce garçon sont au-delà de toute raison, de toute compréhension. Je veux lui faire confiance, même si je risque d’être encore blessé…
Il regarda Cassandra en souriant tristement.
— Je sais que vous cherchez à me protéger d’une nouvelle déception, et je vous en suis reconnaissant. Vous êtes une véritable amie. Mais je dois courir ce risque, sinon je le regretterai toute ma vie…
Cassandra décida de jouer son va-tout.
— Ne craignez-vous pas l’opprobre de votre famille, de vos amis ? Réfléchissez, Julian, vous allez vous placer dans une situation très inconfortable vis-à-vis de votre entourage…
Les traits du lord se crispèrent à nouveau sous l’effet de la colère.
— Que m’importe l’opinion des autres ? rétorqua-t-il violemment. Dieu merci, je ne règle pas ma conduite sur les diktats de la société ! Aerith m’a tellement humilié que plus rien ne peut me toucher à présent. Non, je ne reculerai pas. Et même si je le voulais, j’en serais incapable…, conclut-il dans un murmure.
Cassandra hocha la tête en silence, guère rassurée par les propos de Julian. Le pari était audacieux. S’il se trompait sur le garçon, supposition très vraisemblable, parviendrait-il à se remettre de cette seconde trahison ? Mais il ne servait à rien d’essayer de le convaincre, sa décision semblait irrévocable. Résignée, elle se leva et se dirigea vers la porte.
— Soyez prudent, Julian, dit-elle simplement avant de sortir dans le couloir.
Perdu dans ses pensées, celui-ci ne l’entendit pas.
*
— Que faites-vous, Miss Ward ?
Megan sursauta. Surprise, elle se redressa vivement, le teint rosé.
— Rien de spécial, M. Shaw, répondit-elle d’un ton dégagé en levant sur le journaliste des yeux candides qui eussent attendri n’importe quel homme normalement constitué.
N’importe quel homme, mais pas Jeremy. L’investigation était chez lui une seconde nature.
— Rien de spécial, vraiment ? Vous écoutiez à la porte ! accusa le journaliste, l’air outré. Cette attitude ne sied pas à une jeune fille convenable !
— Et cette remarque n’est pas digne d’un gentleman ! riposta Megan avec hauteur.
Jeremy ouvrit des yeux ronds.
— Quelle gamine insolente ! Et d’abord, qui a dit que j’étais un gentleman ?
Megan lui jeta un regard vipérin. Tous deux se trouvaient dans la bibliothèque, près de la porte qui communiquait avec le bureau de Cassandra.
— Que faisiez-vous ? répéta Jeremy, intrigué.
— Je sais que Lord Ashcroft et l’assassin du Cercle du Phénix se sont… comment dire… beaucoup « rapprochés », expliqua-t-elle à contrecœur. Andrew veut me tenir à l’écart de cette histoire, mais je ne suis pas décidée à me laisser faire. Je ne peux pas passer à côté d’un tel rebondissement ! Alors, comme Cassandra discute avec Lord Ashcroft dans son bureau en ce moment même…
Le journaliste pivota aussitôt vers la porte en tentant vainement de feindre l’indifférence.
— Oh… ils sont là… Et… qu’avez-vous réussi à entendre ? s’enquit-il avec une curiosité mal dissimulée.
Megan prit une expression malheureuse.
— Pas grand-chose, juste des bribes de conversation. La porte est trop épaisse.
Jeremy hésita une seconde, puis colla son oreille contre le battant sous le regard offusqué de Megan qui ne mit toutefois guère de temps à l’imiter. Retenant leur souffle, ils conservèrent plusieurs minutes durant un silence religieux.
— Je n’entends rien, lâcha finalement Jeremy d’un ton déçu. Ils doivent être partis.
— À cause de vous, j’ai manqué le meilleur, maugréa Megan qui se redressa en le fixant avec rancune.
— Quelle mauvaise foi ! Vous venez de dire que la porte était trop épaisse pour entendre quoi que ce soit !
Sans répondre, la jeune fille releva le menton et se disposa à quitter la pièce avec toute la majesté d’une princesse outragée par un manant. L’effet fut quelque peu manqué toutefois puisqu’elle trébucha sur un repli du tapis et manqua s’étaler de tout son long sur le sol de la bibliothèque. Au prix d’un héroïque effort de dignité, Megan parvint à garder une certaine contenance malgré le ridicule de la situation. D’un geste furieux, elle ramassa ses jupes et sortit prestement sans un regard en arrière, suivie des yeux par un Jeremy hilare qui se tenait les côtes de rire.
*
— Docteur Ward, s’il vous plaît…
Andrew s’arrêta net au milieu de l’escalier en entendant la voix de Julian. Gêné par les récentes révélations concernant les mœurs du lord, il mit à se retourner plus de temps qu’il n’était nécessaire.
— Lord Ashcroft, dit-il d’un ton enjoué qu’il espéra naturel, que puis-je pour vous ?
Si Julian remarqua son trouble, il n’en laissa rien paraître.
— Je souhaiterais, si cela ne vous ennuie pas, que vous examiniez Gabriel.
Une expression perplexe se peignit sur le visage d’Andrew.
— Pardonnez-moi, Lord Ashcroft, mais… qui est Gabriel ?
— Oh…
Julian eut l’air déstabilisé à son tour.
— Gabriel est l’homme de main du Cercle du Phénix. Je… C’est moi qui lui ai donné ce prénom. Vous comprenez, il n’en avait pas…
Andrew sourit, rassurant.
— Je vois.
Il ne voyait rien du tout en réalité, mais il ne voulait pas embarrasser davantage Lord Ashcroft.
— Vous savez que Gabriel a été blessé d’une balle à l’épaule par Cassandra, reprit Julian. Je voudrais être sûr que la cicatrisation se déroule bien. Et par la même occasion, peut-être pourrez-vous découvrir la cause de son mutisme.
Andrew hésita.
— Ce serait avec plaisir, mais il a refusé que je l’examine jusqu’à présent et il est plutôt obstiné.
— Je pense pouvoir le convaincre de se montrer coopératif, l’assura Julian.
— Dans ce cas, allons-y tout de suite.
Il apparut très vite que Julian s’était montré légèrement optimiste. Examiner Gabriel ne fut pas une mince affaire, loin de là. Les sourcils froncés et le regard soupçonneux, celui-ci refusait absolument de se laisser approcher, et encore moins toucher, par Andrew. Julian dut déployer des trésors de persuasion pour vaincre sa méfiance. Ce ne fut qu’au bout d’une demi-heure d’efforts que Gabriel céda enfin.
À l’issue de son examen, Andrew rassura les deux hommes : la blessure de Gabriel guérissait sans anicroche. Julian le remercia, l’air soulagé, et ils quittèrent ensemble la tour. Dans l’escalier, Andrew compléta son diagnostic.
— Selon moi, son mutisme n’est pas dû à une incapacité physique, mais plutôt à un trouble d’ordre psychique ou émotionnel engendré par un choc important.
— C’est aussi mon avis, opina Julian d’un ton pensif. J’ai l’impression… qu’il a lui-même choisi de sceller sa voix… Mais pour quelle raison aurait-il pris une décision aussi effroyable ?
— Je l’ignore. La réponse se trouve dans son passé…
Julian acquiesça d’un air lugubre. Andrew lui jeta un regard en biais, hésita, puis s’enquit d’une voix grave :
— Lord Ashcroft, avez-vous remarqué ses cicatrices ?
Julian se figea et son visage s’assombrit encore davantage.
— Les marques sur ses poignets ? Oui, je les ai vues. Pensez-vous…
Il s’interrompit, incapable d’achever sa phrase.
Andrew hocha la tête.
— Probablement une tentative de suicide, en effet, dit-il avec douceur. Mais au vu des cicatrices, elle doit remonter à plusieurs années déjà.
— Il est si jeune pourtant…, murmura Julian, bouleversé. Dieu sait quelles souffrances il a dû endurer pour en arriver à cette extrémité…
— Ne vous tracassez pas, il va bien aujourd’hui, le réconforta Andrew, guère convaincu par ses propres paroles.
— Je l’espère… Je l’espère sincèrement. Merci pour votre aide en tout cas, docteur Ward. Je vais retourner le voir à présent.
Sur ces mots, Julian fit volte-face, regagna la pièce où Gabriel, assis près de la fenêtre, l’attendait et s’agenouilla devant lui.
— Pourquoi ne parles-tu pas, Gabriel ? interrogea-t-il avec une tendresse à fendre le cœur.
Le jeune homme secoua la tête en signe d’impuissance et le fixa tristement. Julian regretta aussitôt sa question. Il ne voulait pas le brusquer.
— Cela n’a pas d’importance. Tu parleras quand tu le décideras.
Légère comme une caresse, sa main se posa sur la joue du garçon.
— Gabriel, tu dois me faire une promesse, dit-il gravement en plongeant ses yeux dans les siens. Jure-moi de ne plus tuer. J’accepte ton passé, mais je ne pourrais pas supporter que tu recommences. Promets-le-moi, s’il te plaît.
Docile, Gabriel hocha la tête, mais une furtive lueur d’inquiétude traversa son regard. Délivré d’un grand poids, Julian n’y prit pas garde.
— Merci, dit-il simplement en lui adressant un sourire radieux.